> Traducteur de Gandhi et de Noam Chomsky, l’écrivain ukrainien Artem Chapeye se bat aujourd’hui sur le front russe. Il fustige ce qu’il nomme le « pacifisme abstrait » des Occidentaux. Découvrez cet extrait de l’article paru dans le nouveau numéro de la revue Kometa grâce au partenariat avec notre newsletter Le Plein d’idées.
> L’article « La guerre, c’est pour les autres… » rédigé par Artem Chapeye est paru dans le dernier numéro de la revue Kometa, en kiosque depuis le 5 septembre : « Qui aime encore les États-Unis ? ».
Oui. Deux ans plus tard, je trouve cela étrange. Étrange, mais c’est un fait. Le premier texte que j’ai écrit au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’était pas destiné à mes compatriotes. Alors que je fuyais les bombardements avec mes enfants, avant même d’avoir pu les mettre en lieu sûr, j’ai dû ferrailler avec certains intellectuels occidentaux qui m’expliquaient ce qui était en train de se passer. Par « certains intellectuels occidentaux », j’entends surtout Noam Chomsky, mais pas seulement.
Je n’avais pas besoin d’écrire pour les Ukrainiens. Ils voyaient les choses de près, et pour eux c’était clair. Cela se passait au niveau du corps. Savez-vous que, en cas de puissantes explosions à proximité, les vibrations se ressentent dans la cage thoracique et la colonne vertébrale ?
Le « westplaining » supposément « anti-impérialiste »
Pendant ce temps, en Occident, certains intellectuels essayaient de nous expliquer, à nous, habitants arriérés des périphéries, ce qui se passait et ce que nous avions à ressentir. Plus tard, en Ukraine, nous avons appelé ce phénomène « westplaining », de « west » et « explaining » (« ouest » et « explication ») par analogie avec « mansplaining ».
La plupart des intellectuels de l’Ouest prêtaient l’oreille à ce que nous avions à dire, mais il se trouvait parfois des « pacifistes » pour nous expliquer qu’il fallait qu’on s’« entende » avec les Russes. Ce n’est pas un hasard si j’ai commencé par Noam Chomsky pour illustrer ce westplaining supposément « anti-impérialiste », mais en réalité complètement impérialiste.
Il y a des années, quand j’étais jeune, j’avais traduit ses textes sur l’état du monde actuel ; je l’avais même fait gratuitement, souhaitant faire connaître ses idées pleines de sagesse. Mais après les premiers écrits de Chomsky sur l’Ukraine en 2022, j’ai regretté – pardonnez cette amertume – que le vieux sage ne soit pas mort avant. Cela lui aurait évité de se déshonorer après toutes ces années de travaux.
Quand des Américains comme Chomsky parlent de l’Ukraine, ils commencent à parler… d’eux-mêmes
J’ai commencé à me demander s’ils étaient vraiment si « sages », ses précédents textes dont j’avais permis la diffusion en ukrainien. Non pas qu’il soit le seul, ni que ses opinions soient erronées. Elles sont – comment dire ? – abstraites. Tellement abstraites que les gens ordinaires en sont absents. Son « anti-impérialisme » est en réalité le même impérialisme, mais à l’envers. Voici pourquoi.
Quand des Américains comme Chomsky parlent de l’Ukraine (mentionnant au passage la Géorgie, attaquée par la Russie quelques années plus tôt), ils commencent non pas par l’Ukraine, ni même par la Russie, mais par eux-mêmes. Les États-Unis chéris. Leur analyse est certes autocritique, mais elle est surtout égocentrique. En gros : c’est nous (les Américains) qui avons « provoqué » la Russie en nous approchant de ses frontières. Dans ces argumentations-là, les Ukrainiens (comme les Géorgiens, les Tatars ou les Tchétchènes) n’existent pas en tant que tels.
[…]
Au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le schéma de ce que nous avons appelé le westplaining « critique » était le suivant. D’abord, « nous condamnons l’invasion russe » – comme ça, on a les mains propres. Ensuite, on passe au « oui-mais-isme ». La Russie a envahi l’Ukraine, oui, mais c’est à cause de la position des États-Unis et de « l’Occident collectif » (la propagande russe utilise d’ailleurs le même terme).
« Nous, l’Occident » avons « provoqué la Russie par notre rapprochement avec l’Ukraine » et la Russie s’est donc sentie menacée à ses frontières, ou quelque chose dans ce goût-là. Mais où est l’Ukraine dans tout cela ? Dans ce type de raisonnement, elle n’est qu’un objet de négociations, en aucun cas un sujet indépendant. Merci encore pour cette supposée « analyse anti-impérialiste »…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire