>>> 2020 Europe, France, Allemagne – zéro espoir ?
>>> 2015, une année préoccupante pour l'état de l'Europe [2014 l'était tout autant]
>>> La terrible solitude de la France face à Daech
>>> La question de la solidarité et de l'égoïsme
En 2014 et « l’ aplaventrisme » de l’Europe face à Poutine, j’ai eu un gros doute quant à la « solution européenne ». Depuis, le doute n’a fait que s’amplifier, mois après mois, année après année. Je voudrais y croire, en une Europe puissance. J’espère toujours qu’elle se fera. Mais la réalité est là. Et elle n’est pas réjouissante. Un billet de plus pour alimenter le pessimisme (qui fini par une note d’espoir toutefois) :
C’est dans cette Union, fragilisée par l’euroscepticisme, qu’éclate la crise des réfugiés. Ce problème, en réalité, enfle depuis deux ans, mais dans la plupart des capitales européennes, on a fait mine de l’ignorer. Car il résulte de la guerre en Syrie et de l’anarchie en Libye, pour lesquelles personne n’a de solution. Lorsque les réfugiés se noient par milliers en Méditerranée en essayant d’atteindre l’Europe cette année, il est déjà trop tard pour s’organiser rationnellement. En octobre 2014, 23 000 personnes ont traversé la Méditerranée clandestinement ; en octobre 2015, ce chiffre a été presque multiplié par dix : 220 000. L’UE n’est pas équipée institutionnellement, n’a ni politique d’immigration commune, ni droit d’asile commun. L’Allemagne, courageusement mais sans consulter ses partenaires, leur ouvre ses portes, tout en demandant une solidarité européenne, et c’est le chaos.
Ce chaos nourrit deux dynamiques négatives : la montée des mouvements populistes anti-immigration et la formation d’un front du refus en Europe centrale que le changement de majorité en Pologne, dirigée par la droite nationaliste depuis la mi-novembre, contribue à fédérer. Un vrai fossé sur les valeurs commence à apparaître. Parallèlement, la chancelière Merkel s’inquiète de la déstabilisation possible des Balkans. Elle a raison de tirer le signal d’alarme ; pour cette région ultra-sensible, la pression migratoire est encore plus difficile à gérer.
Avec les attaques terroristes djihadistes du 13 novembre contre la France, pour la deuxième fois en dix mois, les deux crises les plus graves, migratoire et terroriste, se rejoignent, lorsqu’il est établi que deux des auteurs présumés des attentats ont emprunté la route des réfugiés. Cette fois, le lien est fait. A son tour, la France invoque la solidarité européenne, en s’appuyant sur l’article 42.7 du Traité de Lisbonne, pour obtenir de l’aide dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI). Son appel rencontre à peu près autant de succès que celui de l’Allemagne pour l’accueil des réfugiés.
Là aussi, les failles de l’UE sont béantes : une politique étrangère et de défense commune inconsistante, pas de moyens de renseignement communs, pas de protection commune des frontières extérieures de l’Union. Tous ces domaines relèvent de la prérogative des Etats membres. Pour se protéger, qui des migrants, qui des terroristes, les pays européens rétablissent leurs frontières intra-européennes les uns après les autres. Schengen se meurt. La vertueuse Suède, le pays d’Europe qui a accueilli le plus de réfugiés par rapport à sa population, ferme la porte.
Sollicitée, attaquée, divisée, mal outillée, l’Europe peut-elle compter sur l’allié américain ? En théorie et en rhétorique, oui. Mais aux Etats-Unis, la campagne électorale est lancée et les candidats républicains à la présidentielle de 2016 touchent les bas-fonds de la démagogie et du populisme. Donald Trump, qui ne devait être qu’un feu de paille, s’est installé dans le débat. Les gouverneurs de plus de la moitié des Etats américains prennent prétexte des attentats de Paris pour refuser tout accueil de réfugiés syriens.
Un jeu diplomatique complexe en Syrie
Les Américains, certes, dirigent la coalition qui mène des frappes aériennes contre l’EI en Syrie et en Irak. Après les attentats du 13 novembre, François Hollande tente de convaincre le président Obama d’élargir la coalition à la Russie. Peine perdue : la méfiance entre Washington et Moscou est trop forte. Vladimir Poutine a fait spectaculairement rentrer la Russie dans le jeu diplomatico-militaire au Moyen-Orient, mais il reste Vladimir Poutine. L’habileté avec laquelle il a rompu son isolement international n’a pas effacé les effets désastreux de la crise ukrainienne.
Avec la Russie, le nombre de puissances étrangères ou régionales militairement engagées en Syrie et en Irak – chacune défendant des intérêts différents –, commence à provoquer de sérieux encombrements. Le 24 novembre, la Turquie abat un avion de chasse russe et fait monter la tension d’un cran. Au centre du jeu aussi bien dans la crise des réfugiés que dans la crise syrienne, le président Erdogan est un interlocuteur difficile pour les Européens – au moins autant que le président Poutine.
Quant à la France, elle n’est pas non plus au mieux de sa forme, en état d’urgence, avec un taux de chômage quasi-invincible, une classe politique impopulaire, un Front national florissant, un phénomène de radicalisation meurtrier dans une frange de la population musulmane et, maintenant, un système antiterroriste dont l’efficacité laisse sérieusement à désirer.
Au total, cela donne un tableau de bord qui clignote de tous ses feux. La gravité de la situation ne doit pas empêcher l’Europe de tenter de reprendre le contrôle, au contraire. Mais elle n’a plus une minute à perdre.
Le 13 novembre, ces deux crises se sont tragiquement rejointes avec les attentats de Paris, qui ont tué 130 personnes. Les enquêteurs ont à présent établi que deux des auteurs présumés de ces attaques revendiquées par l’organisation Etat islamique (EI) s’étaient mêlés au flot des réfugiés syriens qui cheminent depuis des mois par la route des Balkans pour atteindre l’UE. Le pire scénario est aujourd’hui devenu réalité. Inévitablement, les portes semi-ouvertes des Etats membres se ferment les unes après les autres. Mercredi 25...
Le 11-Septembre américain a suscité en 2001 une authentique mobilisation internationale autour des Etats-Unis agressés. Une résolution adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité de l'ONU a en effet permis l'établissement d'une coalition qui, en quelques semaines, a pu balayer le régime taliban et détruire le sanctuaire d'Al-Qaida. L'aveuglement idéologique de l'administration Bush lui a interdit d'éliminer la direction d'Al-Qaida et l'a conduit à la désastreuse invasion de l'Irak, invasion qui a créé le terreau fertile à l'émergence de Daech.
Le 11-Septembre européen qu'est le 13-Novembre français a bel et bien entraîné l'adoption par un Conseil de sécurité pour une fois unanime de la résolution 2249. Ce texte, d'initiative française, enjoint les Etats membres de "prendre toutes les mesures nécessaires" pour "éliminer le sanctuaire" constitué par Daech en Syrie et en Irak. Mais aucune coalition vouée à mettre en oeuvre un mandat aussi ambitieux n'a vu le jour à ce stade, laissant l'Europe en général, et la France en particulier, vulnérables à une réplique du 13-Novembre.
Car seule la libération de Raqqa, la ville où le bien mal nommé "Etat islamique en Irak et au Levant" fut proclamé en avril 2013, serait à la mesure du défi lancé au monde dans le sang de Paris. Il ne s'agit là ni de loi du talion, ni de "représailles", mais de l'impérieuse nécessité de reprendre l'initiative qui demeure aux mains de Daech. Ce n'est que par la prise de Raqqa en 2015, en écho de celle de Kandahar en 2001, que la planification terroriste pourra être effectivement brisée. Il en va de la sécurité de la France, et plus généralement de l'Europe.
Or le Président Hollande a eu beau se dépenser sur tous les fronts, aller de la Maison blanche au Kremlin, accueillir ses homologues britannique et allemand à Paris, force est de constater que rien ne se passe de décisif. Ou plutôt moins que rien, car chaque jour gagné par Daech est un jour perdu pour ceux qui prétendent le combattre. L'Europe est toujours aux abonnés absents et l'OTAN s'épuise à s'interroger sur la solidarité à accorder à la Turquie face aux provocations russes. Quant à la France, elle est contrainte de se contenter de frappes aériennes contre des sites de Daech, qui épargnent à ce jour les civils, alors que les bombardements russes, volontairement indiscriminés, aggravent le calvaire d'une population syrienne déjà otage des jihadistes.
Aucun succès décisif ne pourra être enregistré contre l'organisation de Baghdadi sans une offensive terrestre de forces locales, assistées par les frappes aériennes d'une coalition encore dans les limbes. Ces forces, ne serait-ce que pour tenir Raqqa après en avoir expulsé les jihadistes, ne peuvent être qu'arabes et sunnites. Il est dès lors exclu de s'appuyer autrement qu'à la marge sur les milices kurdes avec qui les services américains ont noué, au grand dam de la Turquie, une coopération réussie: en Syrie, dans les villes frontalières de Kobani et de Tell Abyad; en Irak, dans le bastion yézidi de Sinjar, récemment reconquis. Mais il est tout aussi exclu de convoquer l'armée loyaliste du régime Assad qui a prouvé son incapacité à progresser en Syrie centrale sans le concours du Hezbollah et d'autres milices chiites, irakiennes et afghanes, encadrées par les Gardiens de la révolution iraniens.
L'administration Obama a enfin consenti à livrer à la France une partie des inestimables renseignements nécessaires à notre lutte contre Daech. Washington exclut pourtant que Paris soit admis dans le club des "Five Eyes", où les Etats-Unis ne partagent les informations les plus sensibles qu'avec leurs alliés anglo-saxons (Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande). Quant à la Russie, elle continue de concentrer l'essentiel de ses frappes, non sur Daech, mais sur l'opposition à Assad dans les provinces d'Alep et d'Idlib. Or cette opposition, qu'on la considère ou non "modérée", est le seul partenaire au sol qui pourrait non seulement refouler Daech (ce qu'elle a déjà accompli au nord-ouest de la Syrie en janvier 2014), mais surtout contrôler le territoire ainsi libéré. Encore faudrait-il que Poutine et Assad cessent de pilonner ces forces et que, enfin soulagées sur ce front, elles puissent se lancer à l'assaut de Manbij, à l'est d'Alep, ouvrant alors la voie à la libération de Raqqa.
Assad s'est trop ostensiblement réjoui des attentats du 13-Novembre pour méconnaître combien la nouvelle donne joue en sa faveur. Il est dès lors raisonnable, comme l'a fait la diplomatie française, de mettre son sort aujourd'hui entre parenthèses, tout en réitérant l'impératif d'une transition politique où le dictateur ne peut avoir aucune place. Un cessez-le-feu à Alep, du type de celui que j'avais proposé dès janvier 2014, permettrait d'expérimenter une transition à l'échelon local, sans buter comme ce fut le cas depuis quatre ans sur la question du devenir d'Assad, soutenu inconditionnellement par la Russie et l'Iran. Une telle formule aurait valeur de précédent pour les structures de gouvernance à mettre en place dans les territoires libérés de Daech. Là encore, on contournerait l'obstacle à ce jour infranchissable du pouvoir central et des chimériques "élections" supposées le définir.
Les trop longues années de passivité américaine face à Daech et de complicité russe avec Assad ont conduit à cette situation calamiteuse où seules de mauvaises options sont sur la table, chacune présentant de sérieux problèmes de mise en oeuvre, pour un résultat à chaque fois aléatoire. Il n'en est que plus urgent de choisir la moins mauvaise des options avant qu'une nouvelle frappe de Daech ne dégrade encore les termes de l'équation. Et rien n'est pire que la politique actuellement suivie par Moscou, dont la campagne de Syrie en 2015 nourrit l'expansion de Daech comme l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis en 2003 a alimenté l'hydre jihadiste.
J'aurais dès lors une suggestion à l'attention des thuriféraires de Poutine qui, à mon grand accablement, sont chaque jour plus nombreux en France, à gauche comme à droite, à l'extrême-droite comme à l'extrême-gauche. Qu'ils unissent leurs voix pour demander à leur idole moscovite d'aider enfin la France à combattre efficacement Daech. Cela passe par l'arrêt immédiat des bombardements russes à l'encontre des populations syriennes et/ou des zones tenues par l'opposition. Je l'avais tristement écrit il y a bientôt deux mois: les jihadistes "ne peuvent que se réjouir de la campagne de Poutine. Et c'est sur notre continent que cette violence déchaînée risque de trouver son sanglant exutoire".
>>> 2015, une année préoccupante pour l'état de l'Europe [2014 l'était tout autant]
>>> La terrible solitude de la France face à Daech
>>> La question de la solidarité et de l'égoïsme
En 2014 et « l’ aplaventrisme » de l’Europe face à Poutine, j’ai eu un gros doute quant à la « solution européenne ». Depuis, le doute n’a fait que s’amplifier, mois après mois, année après année. Je voudrais y croire, en une Europe puissance. J’espère toujours qu’elle se fera. Mais la réalité est là. Et elle n’est pas réjouissante. Un billet de plus pour alimenter le pessimisme (qui fini par une note d’espoir toutefois) :
>>>
Europe, France, Allemagne – zéro espoir ? (Mars 2020)
Les États
européens manquent encore et toujours d’unité dans leur action,
ce qui bloque nombre de projets d’envergure. Avec cette politique
de petits pas, peut-on encore avoir le moindre espoir en l’Europe ?
André
Loesekrug-Pietri est entrepreneur et directeur de la Joint European
Disruptive Initiative (JEDI), une organisation européenne
spécialisée dans l’innovation technologique.
Ce n’est que parce
que le président Emmanuel Macron est venu à la Conférence sur la
sécurité de Munich en février que le Bundestag allemand a approuvé
en dernière minute, après des mois de tergiversations, un maigre
budget de 77 millions d’euros pour lancer la première phase du
chasseur européen du futur prévu pour 2040.
Ce qui représente…
0,02 % du budget allemand total et 0,6 % de l’excédent budgétaire
de l’année dernière. Et cela quelques jours après que le
président français a proposé que la puissance atomique du pays
puisse à terme défendre non seulement les intérêts vitaux de la
France, mais potentiellement aussi ceux de nos partenaires européens.
Les Etats
membres concentrent leur action au niveau national
Pendant ce temps,
tant de projets européens sont bloqués ou ralentis, car les grands
États membres, à commencer par la France et l’Allemagne, parlent
d’Europe mais agissent au niveau national. Stratégies
d’intelligence artificielle fragmentées, politiques industrielles
non coordonnées, agences d’innovation éparpillées, chacun pour
soi dans les licences 5G, attitudes différentes vis-à-vis de la
Chine…
À ce rythme
d’escargot, avec cette politique de petits pas, comment peut-on
encore avoir le moindre espoir en l’Europe ?
À une époque où
les démocraties sont de plus en plus remises en cause par les
systèmes autoritaires à l’Est et en Asie, par le populisme
outre-Atlantique et à l’intérieur des frontières européennes,
et où les nouvelles puissances technologiques s’affranchissent
de facto de plus en plus du pouvoir régalien, les démocraties
sont-elles à la hauteur ?
Nos dirigeants
sont-ils à la hauteur ? Les principes démocratiques du consensus,
du pouvoir de la majorité, des droits individuels, de l’État de
droit, des élections régulières sont-ils menacés par un monde qui
valorise massivement deux compétences contradictoires : la
capacité à penser à long terme, d’investir sur une longue
période, un point fort de la Chine qui est souvent souligné, et
d’être en même temps incroyablement agile voire imprévisible, un
domaine dans lequel le président américain excelle.
Alors que les
signaux d’alarme se multiplient, l’Europe ne peut pas se
cantonner à une politique gestionnaire qui, finalement, se fait au
détriment tant de l’Union que des États membres, et au bénéfice
des puissances extérieures. Si les mouvements sociaux s’accumulent
et remettent en cause la démocratie représentative, ce n’est pas
rien. Les populations, de par leur perception que leur niveau de vie
baisse, sentent que le projet européen est dans une impasse. Pour
éviter un effondrement total des institutions, les États membres
doivent changer de logique ; ils doivent comprendre que la
prospérité, la satisfaction des citoyens et la restauration de
l’Europe dans le jeu des puissances, ne sont que les éléments
d’une même équation.
Eviter les
grandes annonces non suivies d’effet
Il y a un espoir.
Mais cet espoir ne viendra qu’avec une certaine forme de
révolution. Une révolution politique d’abord, où nous devons
nous éloigner de la stratégie de grandes annonces non suivies
d’effet qui prévaut dans tant d’États membres, et qui révolte
une part croissante d’électeurs. Une révolution dans la
méthodologie où les Français devront apprendre que Berlin n’est
pas l’Allemagne, et où les Allemands — comme l’Union
européenne — doivent se réveiller, que s’ils n’agissent pas
plus vite, nous verrons bientôt le déclin de la démocratie.
Une révolution dans
le personnel politique où nous avons besoin de dirigeants qui
n’excellent pas seulement dans la gestion des administrations, mais
comprennent le monde dans lequel nous vivons, intrication complexe de
la politique, de l’économie, de la géopolitique et de la vision.
Et une révolution où l’UE redevient ce qu’elle était, quand
elle avait de l’impact, à savoir le garant du long terme et le
catalyseur des grandes priorités, et non pas d’une foule
d’initiatives.
L’Europe a besoin
de cette révolution. Et très rapidement, au risque de perdre toute
influence dans le monde. Euractiv
________________________________________
>>> 2015, une année préoccupante pour l'état de l'Europe [2014 l'était tout autant]
Si les attentats du 11-Septembre, aux Etats-Unis, sont arrivés comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, ceux du 13 novembre à Paris, en revanche, interviennent dans un paysage déjà très assombri par de multiples crises. En quinze ans, non seulement les tensions géopolitiques se sont exacerbées, mais l’Europe, et particulièrement la France, sont maintenant confrontées à une série de défis plus graves les uns que les autres. En cette fin d’année 2015, tous les voyants sont au rouge.
L’abîme de la dette
Depuis cinq ans, les pays de la zone euro de l’Union européenne (UE) se débattent dans la crise de la dette souveraine, conséquence de la crise financière. L’échec ultime, qu’aurait constitué l’éclatement de la zone euro, a pu être évité, mais la gestion du drame grec a cruellement révélé les faiblesses structurelles de l’UE, ainsi que le déséquilibre entre la France et l’Allemagne. Ces faiblesses sont loin d’être surmontées.
Une crise des réfugiés insoluble
C’est dans cette Union, fragilisée par l’euroscepticisme, qu’éclate la crise des réfugiés. Ce problème, en réalité, enfle depuis deux ans, mais dans la plupart des capitales européennes, on a fait mine de l’ignorer. Car il résulte de la guerre en Syrie et de l’anarchie en Libye, pour lesquelles personne n’a de solution. Lorsque les réfugiés se noient par milliers en Méditerranée en essayant d’atteindre l’Europe cette année, il est déjà trop tard pour s’organiser rationnellement. En octobre 2014, 23 000 personnes ont traversé la Méditerranée clandestinement ; en octobre 2015, ce chiffre a été presque multiplié par dix : 220 000. L’UE n’est pas équipée institutionnellement, n’a ni politique d’immigration commune, ni droit d’asile commun. L’Allemagne, courageusement mais sans consulter ses partenaires, leur ouvre ses portes, tout en demandant une solidarité européenne, et c’est le chaos.
Ce chaos nourrit deux dynamiques négatives : la montée des mouvements populistes anti-immigration et la formation d’un front du refus en Europe centrale que le changement de majorité en Pologne, dirigée par la droite nationaliste depuis la mi-novembre, contribue à fédérer. Un vrai fossé sur les valeurs commence à apparaître. Parallèlement, la chancelière Merkel s’inquiète de la déstabilisation possible des Balkans. Elle a raison de tirer le signal d’alarme ; pour cette région ultra-sensible, la pression migratoire est encore plus difficile à gérer.
Une menace terroriste au paroxysme
Avec les attaques terroristes djihadistes du 13 novembre contre la France, pour la deuxième fois en dix mois, les deux crises les plus graves, migratoire et terroriste, se rejoignent, lorsqu’il est établi que deux des auteurs présumés des attentats ont emprunté la route des réfugiés. Cette fois, le lien est fait. A son tour, la France invoque la solidarité européenne, en s’appuyant sur l’article 42.7 du Traité de Lisbonne, pour obtenir de l’aide dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI). Son appel rencontre à peu près autant de succès que celui de l’Allemagne pour l’accueil des réfugiés.
Là aussi, les failles de l’UE sont béantes : une politique étrangère et de défense commune inconsistante, pas de moyens de renseignement communs, pas de protection commune des frontières extérieures de l’Union. Tous ces domaines relèvent de la prérogative des Etats membres. Pour se protéger, qui des migrants, qui des terroristes, les pays européens rétablissent leurs frontières intra-européennes les uns après les autres. Schengen se meurt. La vertueuse Suède, le pays d’Europe qui a accueilli le plus de réfugiés par rapport à sa population, ferme la porte.
Sollicitée, attaquée, divisée, mal outillée, l’Europe peut-elle compter sur l’allié américain ? En théorie et en rhétorique, oui. Mais aux Etats-Unis, la campagne électorale est lancée et les candidats républicains à la présidentielle de 2016 touchent les bas-fonds de la démagogie et du populisme. Donald Trump, qui ne devait être qu’un feu de paille, s’est installé dans le débat. Les gouverneurs de plus de la moitié des Etats américains prennent prétexte des attentats de Paris pour refuser tout accueil de réfugiés syriens.
Un jeu diplomatique complexe en Syrie
Les Américains, certes, dirigent la coalition qui mène des frappes aériennes contre l’EI en Syrie et en Irak. Après les attentats du 13 novembre, François Hollande tente de convaincre le président Obama d’élargir la coalition à la Russie. Peine perdue : la méfiance entre Washington et Moscou est trop forte. Vladimir Poutine a fait spectaculairement rentrer la Russie dans le jeu diplomatico-militaire au Moyen-Orient, mais il reste Vladimir Poutine. L’habileté avec laquelle il a rompu son isolement international n’a pas effacé les effets désastreux de la crise ukrainienne.
Avec la Russie, le nombre de puissances étrangères ou régionales militairement engagées en Syrie et en Irak – chacune défendant des intérêts différents –, commence à provoquer de sérieux encombrements. Le 24 novembre, la Turquie abat un avion de chasse russe et fait monter la tension d’un cran. Au centre du jeu aussi bien dans la crise des réfugiés que dans la crise syrienne, le président Erdogan est un interlocuteur difficile pour les Européens – au moins autant que le président Poutine.
Au total, cela donne un tableau de bord qui clignote de tous ses feux. La gravité de la situation ne doit pas empêcher l’Europe de tenter de reprendre le contrôle, au contraire. Mais elle n’a plus une minute à perdre.
Merkel et Hollande, ensemble mais très seuls
Ils étaient côte à côte, mais bien seuls, mercredi 25 novembre au soir, à l’Elysée. La chancelière Angela Merkel et le président François Hollande en appellent chacun, désespérément, à la solidarité européenne. L’une demande l’aide des Vingt-Huit pour l’accueil des réfugiés, sur lequel l’Allemagne est en première ligne ; l’autre souhaite davantage de participation européenne à la lutte contre le terrorisme, dont la France, particulièrement visée, a pris la tête. Pour l’instant, tous deux prêchent dans le désert.Le 13 novembre, ces deux crises se sont tragiquement rejointes avec les attentats de Paris, qui ont tué 130 personnes. Les enquêteurs ont à présent établi que deux des auteurs présumés de ces attaques revendiquées par l’organisation Etat islamique (EI) s’étaient mêlés au flot des réfugiés syriens qui cheminent depuis des mois par la route des Balkans pour atteindre l’UE. Le pire scénario est aujourd’hui devenu réalité. Inévitablement, les portes semi-ouvertes des Etats membres se ferment les unes après les autres. Mercredi 25...
____________________________________
>>> La terrible solitude de la France face à Daech
Le 11-Septembre américain a suscité en 2001 une authentique mobilisation internationale autour des Etats-Unis agressés. Une résolution adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité de l'ONU a en effet permis l'établissement d'une coalition qui, en quelques semaines, a pu balayer le régime taliban et détruire le sanctuaire d'Al-Qaida. L'aveuglement idéologique de l'administration Bush lui a interdit d'éliminer la direction d'Al-Qaida et l'a conduit à la désastreuse invasion de l'Irak, invasion qui a créé le terreau fertile à l'émergence de Daech.
Le 11-Septembre européen qu'est le 13-Novembre français a bel et bien entraîné l'adoption par un Conseil de sécurité pour une fois unanime de la résolution 2249. Ce texte, d'initiative française, enjoint les Etats membres de "prendre toutes les mesures nécessaires" pour "éliminer le sanctuaire" constitué par Daech en Syrie et en Irak. Mais aucune coalition vouée à mettre en oeuvre un mandat aussi ambitieux n'a vu le jour à ce stade, laissant l'Europe en général, et la France en particulier, vulnérables à une réplique du 13-Novembre.
Car seule la libération de Raqqa, la ville où le bien mal nommé "Etat islamique en Irak et au Levant" fut proclamé en avril 2013, serait à la mesure du défi lancé au monde dans le sang de Paris. Il ne s'agit là ni de loi du talion, ni de "représailles", mais de l'impérieuse nécessité de reprendre l'initiative qui demeure aux mains de Daech. Ce n'est que par la prise de Raqqa en 2015, en écho de celle de Kandahar en 2001, que la planification terroriste pourra être effectivement brisée. Il en va de la sécurité de la France, et plus généralement de l'Europe.
Or le Président Hollande a eu beau se dépenser sur tous les fronts, aller de la Maison blanche au Kremlin, accueillir ses homologues britannique et allemand à Paris, force est de constater que rien ne se passe de décisif. Ou plutôt moins que rien, car chaque jour gagné par Daech est un jour perdu pour ceux qui prétendent le combattre. L'Europe est toujours aux abonnés absents et l'OTAN s'épuise à s'interroger sur la solidarité à accorder à la Turquie face aux provocations russes. Quant à la France, elle est contrainte de se contenter de frappes aériennes contre des sites de Daech, qui épargnent à ce jour les civils, alors que les bombardements russes, volontairement indiscriminés, aggravent le calvaire d'une population syrienne déjà otage des jihadistes.
Aucun succès décisif ne pourra être enregistré contre l'organisation de Baghdadi sans une offensive terrestre de forces locales, assistées par les frappes aériennes d'une coalition encore dans les limbes. Ces forces, ne serait-ce que pour tenir Raqqa après en avoir expulsé les jihadistes, ne peuvent être qu'arabes et sunnites. Il est dès lors exclu de s'appuyer autrement qu'à la marge sur les milices kurdes avec qui les services américains ont noué, au grand dam de la Turquie, une coopération réussie: en Syrie, dans les villes frontalières de Kobani et de Tell Abyad; en Irak, dans le bastion yézidi de Sinjar, récemment reconquis. Mais il est tout aussi exclu de convoquer l'armée loyaliste du régime Assad qui a prouvé son incapacité à progresser en Syrie centrale sans le concours du Hezbollah et d'autres milices chiites, irakiennes et afghanes, encadrées par les Gardiens de la révolution iraniens.
L'administration Obama a enfin consenti à livrer à la France une partie des inestimables renseignements nécessaires à notre lutte contre Daech. Washington exclut pourtant que Paris soit admis dans le club des "Five Eyes", où les Etats-Unis ne partagent les informations les plus sensibles qu'avec leurs alliés anglo-saxons (Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande). Quant à la Russie, elle continue de concentrer l'essentiel de ses frappes, non sur Daech, mais sur l'opposition à Assad dans les provinces d'Alep et d'Idlib. Or cette opposition, qu'on la considère ou non "modérée", est le seul partenaire au sol qui pourrait non seulement refouler Daech (ce qu'elle a déjà accompli au nord-ouest de la Syrie en janvier 2014), mais surtout contrôler le territoire ainsi libéré. Encore faudrait-il que Poutine et Assad cessent de pilonner ces forces et que, enfin soulagées sur ce front, elles puissent se lancer à l'assaut de Manbij, à l'est d'Alep, ouvrant alors la voie à la libération de Raqqa.
Assad s'est trop ostensiblement réjoui des attentats du 13-Novembre pour méconnaître combien la nouvelle donne joue en sa faveur. Il est dès lors raisonnable, comme l'a fait la diplomatie française, de mettre son sort aujourd'hui entre parenthèses, tout en réitérant l'impératif d'une transition politique où le dictateur ne peut avoir aucune place. Un cessez-le-feu à Alep, du type de celui que j'avais proposé dès janvier 2014, permettrait d'expérimenter une transition à l'échelon local, sans buter comme ce fut le cas depuis quatre ans sur la question du devenir d'Assad, soutenu inconditionnellement par la Russie et l'Iran. Une telle formule aurait valeur de précédent pour les structures de gouvernance à mettre en place dans les territoires libérés de Daech. Là encore, on contournerait l'obstacle à ce jour infranchissable du pouvoir central et des chimériques "élections" supposées le définir.
Les trop longues années de passivité américaine face à Daech et de complicité russe avec Assad ont conduit à cette situation calamiteuse où seules de mauvaises options sont sur la table, chacune présentant de sérieux problèmes de mise en oeuvre, pour un résultat à chaque fois aléatoire. Il n'en est que plus urgent de choisir la moins mauvaise des options avant qu'une nouvelle frappe de Daech ne dégrade encore les termes de l'équation. Et rien n'est pire que la politique actuellement suivie par Moscou, dont la campagne de Syrie en 2015 nourrit l'expansion de Daech comme l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis en 2003 a alimenté l'hydre jihadiste.
J'aurais dès lors une suggestion à l'attention des thuriféraires de Poutine qui, à mon grand accablement, sont chaque jour plus nombreux en France, à gauche comme à droite, à l'extrême-droite comme à l'extrême-gauche. Qu'ils unissent leurs voix pour demander à leur idole moscovite d'aider enfin la France à combattre efficacement Daech. Cela passe par l'arrêt immédiat des bombardements russes à l'encontre des populations syriennes et/ou des zones tenues par l'opposition. Je l'avais tristement écrit il y a bientôt deux mois: les jihadistes "ne peuvent que se réjouir de la campagne de Poutine. Et c'est sur notre continent que cette violence déchaînée risque de trouver son sanglant exutoire".
Ce qu'on observe :
- une solidarité de l'Europe occidentale : France + Allemagne + Royaume-Uni + Belgique + Danemark + Italie + Irlande.
- et au-delà : une solidarité occidentale (Etats-Unis) , à l'exception toutefois du Canada (solidaire dans les mots, pas dans les actes)
- un "détachement" de l'Europe de l'est, Pologne en tête, malgré le traité européen invoqué par Hollande, et malgré tout ce que l'UE a fait pour elle (la Pologne est l'un des principaux bénéficiaires de l'UE ; la France a annulé la livraison des Mistral que la Pologne réclamait ; la France a déployé, aussi, dans le cadre de l'Otan, des militaires en Pologne... Et en retour : rien ! )
Fort de ces constatations, il faut espérer, sans quoi elle n'a aucune raison d'être, une réorganisation de l'UE, en ressoudant les liens entre pays qui se sentent appartenir à un même bloc européen (et qui le montrent par des actes), ce qui n'est manifestement pas le cas de tous les pays membres de l'UE. Noter toutefois que le soutien de l'Europe de l'ouest à l'Europe de l'est face à Poutine est pour le moins "mollassone" !
______________________________________________
>>> La question de la solidarité et de l'égoïsme
A mesure que l’enquête sur les djihadistes se poursuit, les capitales européennes – et surtout les peuples – découvrent les failles béantes de la sécurité européenne. Schengen a instauré la liberté de circulation des personnes, mais la circulation des renseignements n’a pas suivi. Un constat d’échec, qui nourrit les réactions populistes – immédiates – et les appels au démantèlement d’un dispositif adopté en 1985 et mis en place dix ans plus tard. Dans l’urgence, plusieurs pays – dont la France – ont rétabli le contrôle aux frontières, et, à moins d’une réflexion profonde sur la refonte du dispositif de Schengen, on risque d’assister à une multiplication d’initiatives individuelles.
Or c’est bien de cela que souffre l’Union européenne. Faute d’un centre suffisamment fort, les forces centrifuges la menacent d’émiettement. Le principe de solidarité – sur lequel l’Europe s’est construite – est aujourd’hui largement remis en cause. Certes, Paris et Berlin affichent leurs convictions européennes. La France pour mener la guerre contre le terrorisme. L’Allemagne pour accueillir des réfugiés. Mais dans les deux capitales on aimerait un plus grand soutien de la part des pays voisins. Un soutien qui tarde, tant l’Europe a perdu le sens du collectif. Les deux poids lourds de l’UE ne sont pas eux-mêmes exempts de reproches.
En déclarant trois jours après les attaques de Paris que le pacte de sécurité primait sur le pacte de stabilité, François Hollande ne s’est pas juste contenté d’une bonne formule : il a surtout décrété que Paris s’autorisait désormais à sortir des clous budgétaires imposés par Bruxelles. Pourquoi pas, si la France assume effectivement plus que sa part en matière de sécurité collective ? Mais, une fois encore, contourner au gré des urgences les règles communautaires – même si celles-ci permettent des exceptions – n’aide pas à reconstruire le puzzle européen. Or celui-ci est aujourd’hui en morceaux.
Les derniers attentats démontrent s'il le fallait que le soft power sans hard power est aussi illusoire qu'une économie de service dépourvue de sa base industrielle. On le sait partout dans un monde qui réarme massivement et où seul l'Europe désarme. On le sait notamment aux Etats-Unis qui ne se sont jamais départis de leurs attributs de puissance -les vrais- tout en poussant l'Europe à l'insignifiance dont elle pâtit aujourd'hui. HuffingtonPost
Pourtant, il serait dommageable pour tous les pays qui composent l'UE que de choisir le "chacun chez soi" et "chacun pour soi". Mais qui voudrait d'une Europe faible, illisible, incapable de parler d'une seule voix, incapable d'assurer la sécurité des européens, et dont la seule raison d'exister serait économique ?
Lectures recommandées :
- Tony Judt, Après-guerre : une histoire de l'Europe depuis 1945, Fayard/Pluriel, 2010
- Guillaume Klossa, Une jeunesse européenne, Grasset, 2014
- Bernard Guetta, Intime conviction : comment je suis devenu député européen, Seuil, 2014
- Jeremy Rifkin, Le rêve européen ou comment l'Europe se substitue peu à peu à l'Amérique dans notre imaginaire, Fayard, 2005
- Jean Monnet, Mémoires, Le livre de poche, 2007
- Romain Gary, Education européenne, Folio, 1972
- http://www.arretsurimages.net/chroniques/2014-02-24/Quatremer-Ruffin-Guetta-les-arguments-des-europeennes-s-affutent-id6554
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire