vendredi 3 mai 2024

Kaja Kallas, Première ministre de l’Estonie : «Les Ukrainiens se battent pour l’idée européenne»

 >>> Invitée exceptionnelle de l’Université Libé à la Sorbonne, ce vendredi 3 mai, la cheffe d’Etat balte a plaidé pour une accélération de l’aide à l’Ukraine. Et invité à plusieurs reprises à tirer les leçons de l’Histoire.

 Elle porte l’Europe au cœur. Littéralement. La Première ministre estonienne Kaja Kallas est arrivée ce vendredi 3 mai dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en arborant une fleur jaune et bleu à la poitrine. «Il y a deux jours, on fêtait les 20 ans de l’entrée de l’Estonie dans la famille européenne, ça signifie beaucoup pour nous», dit-elle d’emblée, en anglais, après quelques mots en français, face à Sonia Delesalle-Stolper, cheffe du service international de Libération. Ces couleurs, ce sont aussi celles de l’Ukraine. Il en sera beaucoup question lors de la petite heure de son intervention à l’Université Libé, elle qui dirige un pays frontalier de la Russie.

«Nous avons besoin que Poutine perde sa dernière guerre coloniale», pose Kaja Kallas. Pour qui lèverait un sourcil, elle précise son propos : elle se réfère à la pensée de l’historien américain Timothy Snyder, qui veut que l’Europe s’est construite en entité post-impérialiste précisément sur la fin des guerres coloniales. «La Russie n’est pas considérée comme puissance coloniale, mais nous étions une colonie russe pendant cinquante ans, rappelle calmement la Première ministre d’Estonie. Ca marchait de la même manière qu’une colonie.» Avant d’insister : «C’est à nous, Européens, de faire en sorte que la guerre en Ukraine soit la dernière guerre coloniale de la Russie.»

 «Ils demandent simplement des défenses antiaériennes et des munitions»

Interrogée sur le temps mis par la France et l’Allemagne pour réagir en soutien à Kyiv, Kaja Kallas se veut indulgente : «Nous avons simplement des histoires différentes.» Elle formule une petite recommandation littéraire, au passage : «Lisez les Aveuglés, de Sylvie Kaufmann, c’est un très bon livre en français, je suis triste que ce ne soit pas traduit en anglais. Ce que raconte ce livre, c’est que la France et l’Allemagne nous [les pays de l’Est, ndlr] ont longtemps regardés depuis une perspective russe. J’espère que nous avons dépassé ce point.»

 Faut-il accélérer pour aider l’Ukraine ? «Oui, il faut accélérer», répond sans détour Kaja Kallas. «Ils perdent leurs vies et ils ne nous demandent pas de venir nous battre, ils demandent simplement des défenses antiaériennes et des munitions.» La Première ministre estonienne invoque des enjeux qui dépassent Kyiv : «Les Ukrainiens ne se battent pas que pour leur indépendance et leur intégrité territoriale, ils se battent aussi pour l’idée européenne. Si l’Ukraine est défaite, la Russie va continuer et plus personne ne sera en sécurité.» Et la Première ministre estonienne d’invoquer «les leçons des années 1930 : quand quelque chose arrive en Europe, ça peut se répandre très rapidement dans le continent».

Dans le public, on lui demande s’il faut aller jusqu’à une armée européenne intégrée. Elle répond «Otan» : «Quand il y a une crise, tout est question de chaîne de commandement. Au sein de l’Otan, on a cette chaîne de commandement déjà structurée. Si on crée une armée européenne séparée, croyez-moi que ce ne sera pas pareil…» Et comme pour devancer la question de la prééminence américaine, elle précise qu’«une majorité de pays de l’Otan sont des pays européens. Ils font des investissements en son sein, j’estime que c’est suffisant.» Même si elle précise que les montants des contributions au budget commun de la défense restent insuffisants. Pour démultiplier les investissements dans l’armement, et utiliser le levier du capital privé, la ministre porte «l’idée d’eurobonds (obligations européennes, ndlr), comme on a fait pendant le Covid. Nous avons besoin de ça pour aller plus vite».

 «Nous avons une taille considérable, il nous faut utiliser cette force»

Logiquement, Kaja Kallas est favorable à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Elle estime qu’il ne s’agit pas que d’une question de sécurité commune. «Il y a des bénéfices économiques. Pour les pays qui entrent, bien sûr : quand l’Estonie est entrée il y a vingt ans, le salaire moyen était 48 % de celui de l’UE, rappelle-t-elle. Désormais nous sommes à 90 %. Mais le PIB de l’UE grandit aussi avec les nouveaux membres. Ça crée un marché plus grand, plus d’opportunités, plus d’emplois. Nous avons une taille considérable, il nous faut utiliser cette force.»

On lui oppose que les agriculteurs ne sont pas forcément de son avis, certains goûtant peu la perspective de voir leurs homologues ukrainiens rejoindre le marché unique. Elle revient, une fois de plus, à 2004. «Quand on a rejoint il y a vingt ans, tout le monde s’inquiétait des agriculteurs polonais qui allaient prendre tous les emplois, rembobine Kaja Kallas. Mais quand c’était le Portugal [en 1986, ndlr], on disait la même chose des plombiers portugais, c’est ce qu’a rappelé récemment l’ancien Premier ministre António Costa. Ce n’est pas arrivé, et je ne crois pas que ça arrivera non plus avec l’Ukraine.»

Une dernière fois, l’Estonienne se réfère à l’Histoire, pour souligner que l’Europe est à un «moment crucial», avec des défis existentiels à relever. Mais celle qui se dit «de nature optimiste» pense que les Etats membres peuvent y faire face. A condition de s’en donner les moyens.

Libération

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire